Chroniques Matriciennes / Épisode V: Si près, si loins ?
Les Chroniques Matriciennes, c’est notre rendez-vous hebdomadaire, l’occasion de donner la parole à différents contributeurs qui nous partagent leur vision de la crise sanitaire afin de la penser ensemble sous un angle social, sociétal ou historique. Aujourd’hui Thibaud Dumas, Directeur de l’Incubateur Matrice Cube et Docteur en Neurosciences Cognitives s’interroge sur le toucher à l’heure du digital.
Etre confiné est sans doutes l’une des expériences les plus déplaisantes pour un être humain. Dès l’antiquité, Aristote affirmait que l’être humain est un animal social, cela est loin d’être anodin ! Nous avons besoin des autres pour nous développer, nous construire, partager, bref pour vivre, aussi bien à titre individuel, qu’en termes d’espèce. Nous avons besoin de proximité sociale, d’attachement et de sentiment d’appartenance, mais également de contacts physiques. Notre socialité est au coeur de notre humanité.
Au delà de nos liens sociaux, les contacts physiques sont essentiels à notre bonne santé mentale. Le pouvoir du toucher est presque magique ! En particulier lorsqu’il s’inscrit dans une dimension sociale, c’est le “toucher social” (social touch). D’abord mis en évidence dans les années 50 chez les singes, puis chez les rats, léchages et autres épouillages sont d’une importance critique pour le développement mental. Or, comme finalement, nous ne sommes pas si loin ni des singes, ni des rats, le contact physique, peau à peau, est tout aussi crucial pour le bon développement des humains.
Sans forcément aller jusqu’à épouiller ses proches (bien que l’expérience puisse être intéressante) le toucher peut avoir des effets insoupçonnés. Le simple fait de se tenir la main peut diminuer notre anxiété face à un danger, et même diminuer nos douleurs (y compris pour les bébés). Il a même été mis en évidence que cet effet analgésique du toucher était lié à une résonance, un couplage, de l’activité cérébrale entre deux personnes qui sont en contact physique. Se tenir la main augmente la synchronisation entre nos cerveaux ! (Instagram et Snapchat peuvent-ils en dire autant ?)
Depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, les recherches n’ont fait que confirmer que le rejet social ou l’exclusion sociale, autrement dit la disparition d’un lien social, étaient l’une des pires expériences pour un être humain, ayant des conséquences extrêmement négatives, aussi bien cognitives que physiologiques. Une séparation sociale peut créer de réelles douleurs physiques ! Le réseau neuronal de la douleur physique est activé lors d’une rupture de lien social, c’est la “douleur sociale”.
Bref, vous l’aurez compris, bien qu’étant un optimiste maladif et célébrant certains avantages du confinement, j’admet qu’il présente aussi des conséquences plus difficiles à gérer. Dans un contexte où nos interactions sociales convergent vers les outils numériques, au point d’en devenir le canal presque unique, cela nous questionne sur leur capacité à permettre une socialité de qualité. Pour ceux qui sont confinés à plusieurs, la question du manque de contact physique se pose probablement moins (à priori), mais pour ceux qui sont confinés seuls, les interfaces numériques peuvent-elles offrir un substitut ? Plus généralement, au delà du confinement, le toucher social peut-il être numérique ? Dans ce cas, le digital porterait bien son nom.
A ce jour, les méthodes de communication numériques demeurent très limitées et très pauvres d’un point de vue social. Quand bien même ils portent le nom de “réseau social”, la socialité n’y est que très aride. Nous ne sommes pas que des machines pensantes, douées d’abstraction, et nous ne pouvons pas nous limiter à des échanges purement sémantiques, textuels. Notre cognition demeure intrinsèquement incarnée. Certes, nous avons maintenant la visio, la réalité virtuelle, et même la réalité augmentée. La téléportation de notre présence virtuelle, ou holoportation, arrivera très prochainement dans les foyers. La prochaine étape étant de rajouter, au son et à l’image, le toucher. Pour celà, les interfaces haptiques se développent de plus en plus.
Toutefois, dans un contexte de distanciation sociale, le numérique arrivera-t-il à remplacer notre besoin de contacts humain sur le long terme ? Qu’adviendra-t-il alors de notre intimité ? Heureusement, ce contexte unique nous offre aussi une belle opportunité, nous avons le temps d’y réfléchir, d’explorer, de découvrir et d’expérimenter de nouvelles manières de tisser nos liens, de les maintenir, et de nous rapprocher de ce qui est essentiel.
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