Comment innover en période d'incertitude ? Tribune de François-Xavier Petit
Des enjeux environnementaux cruciaux, un bouleversement des méthodes de travail ou encore une crise sanitaire sans précédent : comment innover en des temps si incertains ? François-Xavier Petit, agrégé d’histoire, anthropologue et fondateur de Matrice (l’Institut d’innovation technologique et sociale) répond à la question que se posent tous·tes les entrepreneurs·ses.
Pourquoi créer un institut d’innovation technologique et sociale tel que Matrice ? Cette idée est née grâce à une perspective issue des sciences humaines.
Je suis convaincu que l’innovation et l’écologie ne peuvent émerger qu’en s’appuyant sur les sciences sociales. Plus concrètement, je me demande s’il ne serait pas bon de regarder l’innovation par ce prisme : non pas vers le futur, mais à travers une perspective historique, littéraire et picturale. Je pense que pour innover, il nous faut penser la création contemporaine à travers le passé. Remettre le temps au centre de la démarche d’innovation.
Mais comment ? Pas en sur-activant la modernité, mais en prenant le temps de se pencher sur notre histoire. Il s’agit de prendre conscience que la question de l’innovation n’est pas que startup et business model, mais une démarche plus large visant à intégrer son idée dans une dynamique sociale. Quand on regarde les cimetières du numérique, on rencontre des tas de projets qui auraient pu être géniaux, mais qui ont raté le coche, car ils n’ont pas essayé de comprendre le monde qui était le leur et dans quel environnement ils allaient ancrer leur projet d’innovation.
Afin d’éviter cette erreur, je vous propose donc un voyage dans le passé. Laissons Marc Zuckerberg, Steve Jobs ou Jeff Bezos de côté pour s’attarder sur d’autres figures comme Pierre Legrand, Bertolt Brecht ou encore la peinture italienne du 16ᵉ siècle.
Dans un premier temps, je vous propose de vous appuyer sur un postulat : il n’y a pas d’innovation possible, encore plus en temps contraint, sans une logique de leadership. Par leadership, je n’entends pas un unique individu visionnaire qui saurait tout, mais plutôt dans la capacité à se projeter dans un endroit désirable puis à formuler cet endroit où l’on souhaite conduire une société (que ce soit la société globale ou l’entreprise). La plus grande difficulté de l’innovateur est d’amener une communauté ou une équipe et adhérer à sa projection. Il doit alors développer sa capacité à communiquer et à partager sa vision, à formuler et propager son idée dans des conditions favorables. Hors, la notion même d’innovation rentre en contradiction avec cette idée : lorsqu’un innovateur émet son idée, elle est rarement reçue favorablement, car elle vient bouleverser l’état de pensée de son temps. Tout innovateur doit pouvoir s’en rendre compte : l’intuition qu’est la sienne se heurtera toujours à une incompréhension, voir une défiance. Beaucoup échouent en éludant cette facette : l’innovation est une voix tracée d’incompréhension. L’innovateur aura alors le besoin de faire comprendre son projet, sa vision. Il devra pour cela s’interroger sur la qualité de son émission : l’erreur est souvent de remettre en question, non pas son message, mais son récepteur (beaucoup utilisent l’excuse du “les autres ne comprennent pas parce que…”). Affronter le scepticisme est la première étape pour construire son concept sur la durée.
Dans un second temps, il nous faut admettre que l’innovation porte toujours en elle une possible humiliation. Innover n’est pas une sinécure, un chemin sans embuche vers la construction du monde futur. Bien souvent, l’innovateur vient déstabiliser des objets en place : des compétences, des marchés, des vérités considérées comme absolues, etc. Amorcer le renouveau remet forcément en cause l’existant, ce qui est considéré comme viable et sûr. Cette démarche va donc forcément déstabiliser, bousculer, voire humilier les forces en présence, remettant en question leur savoir-faire. C’est assez dur à entendre, je le comprends et quand j’échange avec des équipes sur la conduite du changement, elles sont souvent déstabilisées. C’est là qu’il faut selon moi réintroduire les notions de temps et de communication, non pas pour faire avaler tout un tas d’idées nouvelles à coup de marketing tranchant, mais plutôt pour s’interroger sur son message et sur sa réception. Celui qui innove doit pouvoir accompagner le changement qu’il impulse. Pour cela, une qualité est primordiale : celle du doute. Nous nous rendons bien compte que c’est à nouveau paradoxal : l’innovateur sait ou il va, il fixe l’avenir, mais il doit également douter de ce qu’il fait pour parvenir à convaincre ses contemporains : l’équilibre entre cette certitude et ce doute forme, à mon sens, la clef d’une innovation réussie.

Accueillir le mouvement de la société par le doute est crucial. Prenons un exemple parmi les illustres figures l’innovation : Galilée. Celui qui tenta de démontrer que la terre n’était pas au centre de l’univers et qu’elle tournait même autour du soleil. Galilée, fort de sa théorie, était persuadé qu’il convaincrait aisément les représentants de l’Église. Pourtant, le décret pontifical tomba : sa théorie était fausse, la terre était bien au centre de l’univers et il fut condamné. Cet épisode fut repris par Bertolt Brecht dans une pièce écrite en 1938, La vie de Galilée. Un passage tout particulièrement pose la question de comment se construit la réussite d’une innovation. Un “petit moine”, qui a la particularité d’être aussi physicien, part à la rencontre de Galilée dans sa cellule. Ce moine a lui-même observé les étoiles, il sait donc que la théorie de Galilée est vraie. Pourtant, il tente de lui faire comprendre les raisons pour lesquelles sa théorie, bien que fondée, n’avait aucune chance d’être reçue favorablement (au-delà de l’hostilité et des moyens de pression de l’Église catholique). Le petit moine lui parle ainsi de sa famille : ses parents sont des paysans de Campanie qui savent tout de l’olivier, mais du reste peu de choses.
Ils mènent leur vie avec régularité malgré une grande précarité et vont chaque dimanche à l’église, où on leur dit que l’œil d’un dieu scrutateur juge chacune de leur action. Tout ainsi devient nécessaire à leurs yeux : la sueur, la faim, le travail acharné, etc. Quelle réaction serait la leur en apprenant qu’ils vivent “sur un tas de pierre”, sans juge suprême, une planète où personne ne juge leurs actes. Si la théorie de Galilée était admise publiquement, leur vie entière ne serait que mensonge et leurs actions ne vaudraient rien. Si l’ordre des choses est parfois acceptable, c’est pour ne pas perturber les croyances de tous. Ce que Galilée rate à cet instant, c’est la compréhension de comment la société est capable de recevoir son message. C’est ce qui le mènera à sa condamnation puis à une forme de schizophrénie entre le déni et les moments de révélation qui le fera sombrer dans la folie.

Là où Galilée échoua, ce fut Louis Pasteur qui réussit. Il parvint à insérer son innovation au sein d’une société prête à l’accueillir. La société de la fin du 19ᵉ siècle fut marquée par la défaite de la guerre prussienne de 1870. À cette époque, la France tentait de comprendre les raisons de son humiliation face à l’armée allemande. En plus de la véhémence de l’ennemi, la Nation prit conscience que son corps social s’était fragmenté en différents morceaux malades : les communards d’un côté et les gamins de Paris de l’autre : ces enfants voyous qu’on ne parvenait pas à faire rentrer dans le mouvement de l’hygiénisme. Ces microbes sociaux gangrenaient le corps social, l’empêchant d’être totalement sain. C’est à cette période que Pasteur introduit sa théorie du microbe, en 1882. Il y présenta une particule invisible, présente en grande quantité et partout. Cette particule vient perturber le corps, l’empêchant de s’autorégulerez. À cet instant, Pasteur coule sa théorie dans une société prête à la recevoir. Grâce à cette maitrise temporelle, il développe sa théorie et convainc l’opinion publique avec une plus grande facilité.

Finissons avec un ultime exemple, celui d’une peinture de 1510 réalisé par Sebastiano del Piombo : elle représente le cardinal Bandinello Sauli, un clerc moyennement important accompagné de son secrétaire et deux géographes. Le cardinal Sauli était considéré à son époque comme un innovateur au sein de l’Église. Sur le tableau, son secrétaire lui chuchote quelque chose à l’oreille tandis que les deux géographes discutent à côté d’un livre ouvert où l’on aperçoit une carte du monde. On peut aisément interpréter cette scène : d’un côté l’institution catholique, sûre d’elle-même, inflexible et de l’autre côté le bruit du monde, créant une dichotomie. Si on prête le regard, on aperçoit quelque chose sur la robe du cardinal : une mouche. On trouve là toute la malice du peintre, qui représente un insecte qui se pose d’ordinaire sur les excréments. Ainsi, tout innovateur porte en lui l’élément de sa propre putréfaction, de sa dissolution. Au moment où il sortira de la demande du monde, il tombera et se déconnectera de son temps.
Mais alors, comment innover en période d’incertitude ? En réalisant que toute période est une période d’incertitude. Il n’y a pas de période idéale pour innover, si votre idée est trop bien reçue, c’est que vous êtes déjà en retard et donc plus réellement innovants. Pour innover, il faut donc prendre au sérieux cette notion de temps, enraciner son innovation dans la société et dans une culture.