Serait-ce déjà la fin de la fin d’Internet ?
Face à l’accélération des logiques d’innovation, la vision critique des artistes “post-numériques” a beaucoup à nous apprendre, explique Julie Molinié.
Julie Molinié est artiste et designer. Passionnée de la rencontre entre arts et technologies, elle a étudié ces sujets à l’Université Paris 8 et écrit un mémoire autour de la vision critique de l’innovation, au prisme de l’art contemporain. Dans cet extrait, elle revient sur la notion d’art “post-numérique”, et rappelle que l’art reste un outil d’émancipation, porteur de messages alternatifs… qui peuvent nous faire réfléchir dans la course aveugle au progrès.
Et si l’art pouvait nous inspirer pour innover, ou mieux innover ?
Attendez, ne partez pas en courant ! Je vous rassure, il ne sera pas question ici de parler de robot-peintres et de selfies, puisque je n’en ai moi-même pas franchement envie. Plutôt essayer de changer de perspective, une approche globale de “l’art numérique” à “l’art post-numérique”, des appellations elles-mêmes sujettes à l’obsolescence programmée, mais qui en disent beaucoup sur notre façon d’innover.
Les révélations de figures comme Edward Snowden, l’appel récent au démantèlement de Facebook, le développement des cyberattaques… L’image fantasmée d’un cyberespace fantastique, voire magique, s’est fanée depuis un moment. Les voitures ne volent toujours pas, il ne s’est rien passé le 21 octobre 2015 ; cette scission entre le réel et le virtuel qui caractérisait nos représentations du numérique il y a dix ou vingt ans, a, comme un bon film de science-fiction, pris un coup de vieux. Et d’ailleurs, nous l’expérimentons chaque jour dans nos usages des technologies. Les techniques de représentation participent à la mise en place d’un “constructivisme phénoménologique” : les outils numériques que nous utilisons tous les jours nous imposent des filtres par lesquels nous apparaît le monde. Cette idée écarte alors de façon infaillible toute opposition entre “réel” et “virtuel”.

Qui pense encore que le numérique ressemble à ça ? Ringard ! capture d’écran Google Images, 2019
Dans les champs de l’art, c’est la fin depuis quelques années d’une certaine fascination et le virage vers des positions bien plus critiques et distancées, souvent désenchantées. Clin d’oeil à l’histoire de l’art, avec tous ses “pré-”, “post-”, “néo-”, apparaît le “post-numérique”. Cette nouvelle appellation, qui démontre une prise de conscience face au numérique, est aussi un adjectif cynique, expédiant un peu vite la génération précédente aux archives. Tout en sachant que le même sort le guette, puisque le temps s’accélère.
Mais le préfixe n’est pas à prendre dans le sens chronologique, il suppose plutôt la pleine acceptation de l’hégémonie technologique. Et l’évidence d’Internet et d’outils numériques, qui nous apparaissent banals. Il s’agit d’imaginer l’après, la réflexion est peut-être plus de l’ordre de la sociologie…

Post-you, SHOOP, FW-18
Des oeuvres d’art à partir de technologies numériques et postées sur Internet
Le collectif DIS, Jon Rafman, Tom Galle… des artistes qui jouent sur la dissonance, les anachronismes et les biais technologiques ; des productions dans lesquelles il n’y a rien d’étonnant à retrouver aussi une certaine mélancolie. Elles incarnent le regard émancipé et en marge que portent les artistes contemporains sur une société dont le modèle productiviste s’épuise sous nos yeux. Presque nostalgiques d’une « utopie techno-humaniste », et témoins de tant d’incertitudes… Dans un même temps, ils se passionnent aussi pour nos habitudes ultra contemporaines et les productions directement issues d’Internet (captures d’écrans des paysages de Google Street View, vidéos des abysses de Youtube, photos issues de banques d’images,…) Des oeuvres constituées à partir de technologies numériques et dont leurs productions artistiques ne peuvent se détacher (car elles-mêmes réalisées avec et postées sur les réseaux). À mi-chemin entre romantisme et modernité, le post-numérique incarne ce sentiment d’un monde qui bascule et d’une innovation qui s’emballe.https://www.instagram.com/p/BLKW92hjmJ3/embed/?cr=1&v=12&wp=1316&rd=https%3A%2F%2Fmatrice.io&rp=%2Fblog%2Fserait-ce-deja-la-fin-de-la-fin-dinternet-#%7B%22ci%22%3A0%2C%22os%22%3A2253.10000000149%2C%22ls%22%3A733.4000000022352%2C%22le%22%3A2249.699999999255%7D
Pour autant, comme deux courants artistiques, art numérique et art post-numérique ne s’excluent pas : ils suggèrent des positions différentes. Là où l’art numérique matérialise de façon naïve ou spectaculaire une abstraction, s’émerveille d’un balais de LED ou de drones-photographes, le post-numérique se place en dehors et pose un regard bien plus critique et sensible sur l’évolution de notre rapport aux technologies et sur le monde de l’innovation. De même que le post-modernisme réagit au modernisme, le post-numérique ne fait pas table rase du numérique. Il se construit avec.
“Il y a beaucoup plus d’objets techniques que d’êtres humains sur terre”
Un des thèmes de prédilection : l’obsolescence, cette étrange habitude, propre à notre époque et caractéristique des outils technologiques, qui consiste à raccourcir délibérément la durée de vie d’un produit afin de nous forcer à le replacer plus vite. Un disque dur sous les cendres, une clé USB fossilisée… L’objet n’est plus fonctionnel mais il évoque toujours une forme, façonnée par l’humain. S’il est inutilisable, il incarne pourtant toujours un usage qui dépasse son créateur. Il introduit une temporalité longue et fait le lien entre une civilisation et l’autre, une époque et la suivante. Car oui, l’être humain dans tout ça ? Son absence évidente nous invite à relativiser notre propre place, face à la succession de tous ces produits de consommation dont la durée de vie excède la nôtre. Un peu comme un smartphone, remplaçable à l’infini par sa copie parfaite ou, plus simple, un sac plastique, qui mettra plus de 400 ans à disparaître dans la nature…
Le post-numérique porte un regard critique sur nos logiques d’innovation
Une façon de rappeler notre caractère fragile et périssable, à une époque où nous avons tendance à oublier notre véritable état de nature. Il y a de nos jours beaucoup plus d’objets techniques que d’êtres humains sur la planète. Avec leurs artefacts fossilisés, ces artistes signalent que, indépendamment d’un usage ou d’une esthétique, tout retourne à la terre. La critique post-numérique, (peu importe l’adjectif, après-tout), porte ainsi un regard distancié sur l’enthousiasme béat dont peuvent faire preuve les logiques d’innovation.

Christopher Locke, Ludustatarium temperosony- Commonly referred to as (“Playstation controller” or “Dual Shock”)”, 2010
Mais que retenir de toutes leurs productions ? L’idée c’est qu’en envisageant un futur sans nous, nous pouvons (et ce n’est d’ailleurs pas trop tôt) réfléchir à notre présence actuelle.
En dépeignant ces univers anéantis, il invite aussi à envisager une alternative. Toujours précurseur, et forçant volontairement à passer à la suite (“post”), il encourage aussi à accepter toutes ces désillusions, en finir avec la fin d’internet et se tourner vers les alternatives. Plus récemment, ce sont donc des oeuvres résolument empreintes des évolutions technologiques et de leurs impacts (notamment autour de l’écologie), mais qui ne présentent pas nécessairement d’aspect “technologique”, qui émergent. Vous pouvez ranger vos applications d’AR et vos casques VR !
Ces oeuvres appellent à revoir notre rapport à l’innovation pour mettre fin à l’omniprésence du binôme production/consommation. Pour revoir le rôle des outils technologiques, dans une dimension plus conviviale, comme moyens de la vie humaine, non pas comme fin en soi. Une telle décision est nécessaire non seulement pour pallier les désastres écologiques largement étendus, mais aussi les désastres sociaux et relationnels qui en découlent.
Notre temps psychologique est dicté par des technologies toujours nouvelles
Dans notre contexte contemporain, cette critique n’est pas simplement utile mais indispensable ! Nous ne pouvons nous dérober du rythme effréné des innovations technologiques. Pris de cours, notre propre temps physiologique semble dicté, plus que par les nouvelles technologies : par des technologies toujours nouvelles. Cette agitation doit s’accompagner d’une remise en question. Il s’agit d’activer notre autodéfense intellectuelle. Si les penseurs critiques de la technologie ont été et sont encore souvent considérés comme marginaux, voire rétrogrades, il n’en demeure que leur pensée, si radicale soit-elle, permet de considérer nos relations à nos créations, notre évolution, notre environnement. On ne peut arrêter le progrès technique, mais la véritable question est plutôt : de quels artefacts veut-on voir nos civilisations se doter ?
L’art est un moyen universel de former la perception. Il fait bouger les lignes de notre expérience ordinaire. L’art qui pose un regard critique sur la société dans laquelle il évolue s’inscrit dans une histoire et accompagne l’individuation.
Le théoricien des médias Marshall McLuhan, pour citer un classique, disait ainsi :
« À mesure que la prolifération de nos technologies créait toute une série de nouveaux milieux, les hommes se sont rendus compte que les arts sont des “contre-milieux” ou des antidotes qui nous donnent les moyens de percevoir le milieu lui-même. […] L’art vu comme contre-milieu ou antidote au milieu devient plus que jamais un moyen de former la perception et le jugement. L’art vu comme article de consommation courante plutôt que comme moyen déformer la perception reste aussi snob et aussi ridicule qu’il l’a toujours été. »
Références :
– Image d’illustration ©Tom Galle, 2017
– Marshall Mc Luhan “Pour comprendre les médias”, Points Essais, Paris, 1997
– Ivan Illich La Convivialité, Seuil, Paris, 1973