Transformons les serveurs informatiques en cathédrales – par François-Xavier Petit
A quoi sert l’architecture ? Elle répond d’abord à un usage. Les aqueducs des Romains amenaient l’eau en ville, et les pyramides d’Egypte servaient de tombeaux aux pharaons. Mais ce n’est pas tout. Un monument est symbolique. Il dit un régime, une organisation sociale, la forme du pouvoir. C’est pour cela que la Révolution française commence par prendre la Bastille, que les talibans détruisent les bouddhas de Bamiyan en 2001 ou que le parlementarisme britannique est tout entier contenu dans Westminster. C’est un bâtiment autant qu’un concept politique, l’identité et l’intimité d’une nation. Aussi, l’aqueduc romain ne fait pas qu’apporter l’eau, il partage le monde en deux, entre la civilisation – qui sait maîtriser l’eau, donc les fontaines et les bains, synonyme d’hygiène et de raffinement – et ceux qui ne savent pas la maîtriser et qui sont appelés «barbares». La forme architecturale est un choix de civilisation. Alors se pose une question : «Quelles sont les architectures de notre monde contemporain ? Et que disent-elles de lui ?».

Qui a rencontré une data au restaurant ?
Les architectures de notre monde ne sont plus (ou pas seulement) physiques. Ces architectures sont numériques. C’est le serveur mail, quand notre activité professionnelle est en grande partie contenue en lui : en moyenne, un manager passe cinq heures cinquante minutes par jour devant ses mails. C’est le réseau social qui est la première source d’information des moins de 35 ans ; c’est l’ensemble des applications sur lesquelles s’appuient nos vies quotidiennes ; Internet, le Cloud, les data qui entourent chaque acte de nos existences. Les architectures numériques ne sont plus un outil de communication, elles sont l’édifice technique dans lequel se déploient nos actions.
Or, ces architectures demeurent invisibles. Qui a rencontré un algorithme dans la rue ou une data au restaurant ? Personne. Mais ils étaient là. Le numérique n’est pas que virtuel : des data centers («centres de données») existent, autant que les câbles sous-marins pour acheminer le flux internet. Le numérique a bien une matérialité réelle. Réelle mais invisible. Quel architecte s’est penché sur le data center pour lui donner une forme alors même qu’il est aussi essentiel que l’aqueduc pour les Romains, et parfois aussi puissant que la Maison Blanche ? On s’évertue à laisser ces formes du présent le plus invisible possible.
Certes, il y a des raisons de sécurité, mais la Maison Blanche en a aussi et n’est pourtant pas souterraine. Aussi, qui peut croire que cette invisibilité est sans conséquence ? Comment la plupart des gens peuvent-ils se reconnaître dans un monde dont l’architecture est invisible ? Comment être fier de notre travail quand il est aussi immatériel qu’un mail envoyé ? Nos prédécesseurs avaient des usines et des machines. Nos cathédrales techniques sont là mais échappent au regard. Et plus que cela, elles sont incompréhensibles.
Dans notre monde, les lieux physiques se métaphorisent. Wall Street n’est plus le lieu où se donnent physiquement les ordres de la Bourse. Les ordres et les placements sont dans les serveurs. La Bourse est devenue un réseau internet. Le numérique est le règne d’une grande abstraction dont essaiment des mondes invisibles. Qui comprend cette abstraction ? Les ingénieurs de Google expliquent que 50% des opérations effectuées par PageRank, leur algorithme qui classe par ordre de pertinence les résultats d’une requête Google, ne sont plus explicables.
Comment collaborer à cette abstraction?
Alors tentons une hypothèse politique : les électeurs de Donald Trump, les gilets jaunes français, les brexiteurs anglais ne sont-ils pas unis par un même sentiment, celui de ne plus rien comprendre à ce monde et de ne plus avoir prise sur rien ? Dans leur travail, ils avaient des opérations à réaliser. Bien souvent, désormais, ils regardent des ordinateurs les faire sans avoir de pouvoir sur eux. Leurs enfants vont à l’université mais c’est l’algorithme qui choisit celle-ci. Ils demandent un crédit à leur banquier, et le système informatique leur dit oui ou non. Comment accepter ce monde ? Comment collaborer à cette abstraction ? Comment vivre si l’on a le sentiment que tout nous échappe. Le populisme qui se développe revêt aussi une origine technologique : il fournit des explications simples face à une réalité irreprésentable. Ici, ce sera le complot d’une petite caste, ailleurs, un bouc émissaire. Au moins ça rend le présent compréhensible.
Nous voilà à un point où l’abstraction et l’invisibilité de nos outils numériques vont rendre l’adhésion très compliquée pour une partie de la population, de plus en plus décrochée. Et celle-ci résistera bruyamment, jusqu’à investir le Capitole. Bien sûr, ce n’est pas la seule explication mais on ne peut pas ignorer la part technologique de nos crises.

Alors comment faire ? Tout ce qui contribuera à rendre la technologie saisissable va dans le bon sens. Et tout commence par l’architecture comme moyen décisif de rendre visible, sensible, tangible mais aussi beau et donc fier. Qui saura montrer l’infrastructure la plus centrale de nos existences contemporaines : le data center ? Rendez-vous compte de sa place dans nos vies. L’urgentiste qui consulte votre dossier médical y puise ses informations ; la banque qui affiche vos comptes sur votre application va y chercher l’historique des transactions. C’est là encore que votre GPS enregistre les données du trafic pour vous proposer un itinéraire en temps réel. Le data center est partout. Alors, il faut lui donner une visibilité qui marque nos territoires et nos sociétés, comme jadis le château ou l’église. Il faut les voir et permettre à la société de s’y identifier, de savoir qui elle est. Car ne croyons pas qu’il n’y a que du fonctionnel dans le numérique. Et soyons sûrs que l’invisible est représentable : églises, mosquées, temples ou synagogues y parviennent bien.
Où sont les architectes et les designers qui vont le mettre en forme pour donner à notre monde une lisibilité et une possibilité d’en faire partie ? Le défi est passionnant : trouver une forme, une architecture, une présence, une manière de dire la société du XXIe siècle, de rendre lisible bien des existences. Tour, dôme, pont, aqueduc, sculpture… que seront ces formes ? Les possibilités d’invention sont exceptionnelles et enthousiasmantes. Elles sont nécessaires pour enrayer ce qui déchire nos sociétés en deux blocs opposés.